FIFO 2025. Nunë Luepak et Ben Salama, sont respectivement membre et président du jury du FIFO. Le premier est Kanak, le second Franco-algérien. Tous deux ont œuvré sur un documentaire Saint-Louis, une histoire calédonienne, où Ben Salama a été co-réalisateur et Nunë Luepak à la production. De cette rencontre est née une amitié entre les deux philosophes à la sensibilité différente.
Nunë est un personnage haut en couleur qui se définit par son statut coutumier. « Dans ma culture, c’est rare qu’on parle de nous en employant le je. Quand on parle de soi, on dit on car on parle de notre communauté donc je suis Nunë Luepak, j’appartiens au clan Luepakö qui appartient à une chefferie et qui appartient à une terre qui est l’île de Drehu (Lifou – Ndlr) », affiche le papa de deux filles. Ben quant à lui, s’il aime le mot racine ou identité il préfère qu’ils se conjuguent au pluriel. « Lorsqu’on réduit son identité à une seule identité, ça me fait peur. Moi j’ai plusieurs identités d’abord parce que je suis né dans les montagnes kabyles d’Algérie, j’ai grandi là-bas où je courais pieds nus dans les montagnes. Après l’indépendance, j’ai connu une grande ville Alger d’Algérie où j’ai fait mes études. Ensuite, je suis devenu Français en venant en France. J’ai donc plusieurs racines, plusieurs identités, je suis un peu comme un arbre qu’on transporte avec ses racines et qui en fait d’autres. Pour moi, on ne peut soustraire une identité à une autre, c’est ce qui fait sa richesse », affiche fièrement le récent grand-père. Deux visions authentiques de l’identité. Nunë est viscéralement attaché à sa terre Kanaki, et Ben amoureux de ses pays, de ses montagnes kabyles, de l’Algérie et de la France. C’est armés de leurs convictions et de leur perception de l’identité qu’ils nourrissent leurs projets audiovisuels.
Nunë a grandi sur la grande terre du côté de Bourail à Néméara qui se situe entre la tribu et le village. À l’époque, son seul lien avec l’extérieur est le petit écran, sauf que l’enfant de Lifou ne se reconnaît pas. « Quand je regardais la télé, je ne voyais pas la culture kanak. Ce n’était pas la réalité de ce que je vivais en dehors de l’écran. Quand j’allais au village à l’école ou quand j’allais en tribu à Pötê, et bien c’était des mondes et des réalités différentes et c’était des langues différentes », se souvient le producteur.
Un choc culturel qui pousse Nunë à se lever pour son peuple. « Ce qui m’animait vraiment c’était de parler de ces silences-là, des choses qu’on ne voyait pas à l’écran, dont on ne parlait pas, c’est-à-dire nous, les Kanaks. C’est là qu’intervient le monde du cinéma. C’est un univers qui rejoint assez bien l’univers kanak parce que dans ce silence-là, il n’y a que l’image qui parle », pointe celui qui a fait ses études de cinéma à Paris.
Quant à Ben, riche de ses bagages culturels, il est animé par la curiosité intellectuelle et humaine. « C’est extraordinaire de rencontrer des réalités différentes, rencontrer des hommes et des femmes qui ont quelque chose à vous apprendre sur le plan intellectuel, sur le plan émotionnel, sur le plan culturel, c’est formidable », raconte l’actuel président du jury. Sensible à tout ce qui l’entoure, Ben aime sortir des sentiers battus et partir à la découverte.
Donner la parole à ceux qui ne l’ont pas
A contrario, Nunë, fidèle à ses valeurs et à sa terre, préfère traiter des sujets propres à sa culture. Il rappelle : « Étant enfant j’ai été beaucoup impacté par l’image télévisuelle qu’on m’a envoyée. Je ne me reconnaissais pas en tant que tel. Quand on parle de terre de partage, terre de respect et d’humilité et ce qu’on nous renvoyait à la télé, ce n’était pas du tout ce que l’on vivait tous les jours ». Et de poursuivre : « À ma petite échelle, j’essaie de faire comprendre au monde, le mode de fonctionnement kanak. »
Véhiculer des messages, porter des voix, faire parler les silences et libérer la parole, c’est ce qui passionne Ben et Nunë.
Avec Saint-Louis, une histoire calédonienne, c’est ce que Ben Salama et Nunë Luepak mettent en lumière. Nunë raconte : « Ben Salama et Thomas Marie, co-réalisateurs, sont venus chez moi et ils m’ont demandé si je voulais travailler avec eux. Je me rappelle de ce que Ben m’a dit “en Métropole on entend toujours parler de Saint-Louis mais on ne l’entend pas. Les jeunes qui sont sur les barrages, on ne les entend pas parler et on ne comprend pas pourquoi ». Il m’a demandé : « qui sont ces jeunes-là, on ne les voit pas sauf sur les barrages. Ceux qui sont concernés, on ne les entend pas parler ».
Et Ben de renchérir : « Effectivement, on n’entend pas les jeunes sur les barrages mais on n’entend pas non plus les jeunes qui vivent à Saint-Louis et qui ne participent pas aux barrages. On parle pour eux d’un point de vue journalistique ».
La démarche touche le jeune Kanak. Ensemble, ils décident de donner la parole aux jeunes de la tribu de Saint-Louis. Un travail de longue haleine mais qui s’est avéré fructueux puisque Ben et Thomas sont les premiers à pénétrer au sein de la tribu avec des caméras. « Aujourd’hui, même après les émeutes de mai 2024, je crois qu’il ne faut pas changer son regard sur ces jeunes. Le mal-être qui s’exprime parfois par la violence existe, mais il n’y a pas que ça. Il y a des jeunes qui s’expriment normalement avec des revendications et des jeunes qui ont envie de faire des études, pas seulement Saint-Louis mais dans d’autres tribus. C’est ça qu’il faut retenir », insiste l’enfant d’Algérie.
En toute humilité, les deux hommes expliquent en quoi créer des documentaires est vital : « C’est un noble art. Il permet de faire passer des émotions, des messages et de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas ».
Jenny Hunter